Problèmes fondamentaux touchant la situation actuelle de la psychanalyse en France.

 

EPHEP
25 rue de Lille
75007 Paris
01 42 86 13 93
Émile JALLEY
Problèmes fondamentaux touchant la situation actuelle de la psychanalyse en France.
Conférence du jeudi 27 janvier 2011 à 21 heures
au Musée social - Cedias, 5 rue Las Cases, 75007 Paris
dans le cadre des conférences mensuelles de l’École Pratiques de Hautes Études en Psychopathologie (Docteur Charles Melman, Docteur Marcel Czermak, Stéphane Thibierge), 25 rue de Lille, 75007 Paris (01 42 86 13 93 ; ephep@orange.fr)
 
1ère partie
 
Bonsoir. Je remercie tout d’abord Stéphane Thibierge et l’ensemble des responsables de l’École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie (EPHEP) de m’avoir invité à vous parler ce soir.
Stéphane Thibierge est le meilleur élève qui ait jamais honoré mon enseignement de préparation au Doctorat avec une thèse absolument remarquable soutenue en 1997 sur « Généalogie et analyse critique du syndrome d’illusion de Frégoli. Contribution à la question des troubles de la connaissance et de la nomination en psychopathologie et spécialement dans les psychoses ». Cela se passait le lundi 15 décembre 1997 à 10 heures salle T204 de l’IUT de Villetaneuse, si le Docteur Marcel Czermak, qui faisait partie du jury, s’en souvient aussi.
Je me dois de rendre hommage au Docteur Charles Melman pour m’avoir récemment énoncé ce qu’il considérait comme la vérité sur la situation de la psychanalyse en France, à savoir que celle-ci est désormais entrée en résistance, même dans la Résistance avec une majuscule, et même m’a-t-il alors déclaré ce jour-là, retranchée dans le Vercors. Certes, à ceci près que nous aimerions cette fois que la situation militaire évolue un peu mieux que la première fois en 1944.
Je remettrai l’ensemble de ma conférence sous format informatique Word à disposition de qui le voudra au secrétariat de l’EPHEP. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de prendre des notes, on peut se contenter de m’écouter.
J’écris bien plus que je ne parle. Je pense qu’on a trop parlé en France depuis au moins 30 ans. Bien que j’aie beaucoup écrit, je pense n’avoir écrit que le strict nécessaire dans un champ de tâches absolument immense. Lorsque Freud crée la psychanalyse dans les années 1886-1900, il invente alors une nouvelle clinique certes, mais dans un champ interdisciplinaire où sont d’emblée convoqués trois interlocuteurs essentiels : la psychologie, la médecine et la philosophie. Alors aujourd’hui la psychanalyse se doit, se devrait de maintenir la discussion critique avec la psychologie, toutes les disciplines de la psychologie, expérimentale, cognitive, génétique, sociale, différentielle. Avec aussi les neurosciences, à bien distinguer de tout ce que je viens d’énumérer, de même que les sciences bio-médicales, à distinguer également de ce qui vient d’être dit. Avec aussi la philosophie, ce qu’il en reste, ainsi qu’avec toutes les autres formations de l’idéologie sociale qui peuvent se rencontrer.
C’est ce que j’ai essayé de faire, au cours de près de 6 500 pages depuis 2004, saisi dans une sorte de voyage que je découvrais progressivement et en dépit de moi comme une espèce de tour de l’Himalaya, où je séjournais dans les auberges successives, en essayant de tout voir, de ne rien oublier, mais en même temps en ne m’attardant que le strict nécessaire en chacune. J’ai rencontré sur ce parcours des défis de plus en plus difficiles. J’ai parlé parfois d’ascension de l’Éverest en hiver et en solo, de démontage de la Tour Eiffel du cognitivisme. J’en suis venu à m’interroger sur la valeur de la science classique et contemporaine. Quitte à ce que l’on me juge imbu, voire suffisant, je crois pouvoir dire que personne ne s’y était, au moins en ce champ, frotté de cette manière à la fois aussi générale et précise.
Chaque fois que j’écris ou que je parle, j’ai pour principe de produire une élaboration nouvelle, si petite d’abord soit-elle, pas à pas. Je ne vais pas le faire aujourd’hui. Je me sens désormais un peu court, je sens que quelque chose est fini, a été mené à bien, même si très peu de gens s’en rendent compte, et j’en suis très satisfait. D’autres portes s’ouvriraient encore, sur des pays que je ne connaîtrai pas, mais dont l’exploration demande un immense travail, bien que différent de l’indispensable travail sur la clinique. Premièrement, il faudra que l’on en vienne à la question d’un mode de confrontation critique et créative entre la psychanalyse et la neuroscience, quitte à ce que certains psychanalystes prennent le droit de dire que la clinique demeure leur centre d’intérêt et que le reste ne les intéresse pas, ce qu’ils ont le droit de faire, mais sans jeter l’anathème non plus sur ceux qui prétendent qu’il y a aussi autre chose à faire. Deuxièmement, il faudra qu’une psychanalyse sociale nous explique un jour quels sont les ressorts d’ordre clinique et métapsychologique, s’il y en a, de cette formidable résistance au changement qui caractérise la situation sociopolitique d’un pays comme la France, un phénomène dont la compréhension échappe totalement aux journalistes les plus affûtés, comme aux historiens et aux sociologues. Phénomène dont tout le monde semble avoir compris qu’il concerne le pronostic vital touchant la survie de la psychanalyse dans notre pays.
J’ai des idées sur ces deux sujets. Mais je crains de n’être pas suivi si j’ouvre tout de suite la porte. Ce que je préfère, c’est marquer une pause et revenir en arrière pour exposer de manière résumée et synthétique la série des résultats atteints par moi dans les 6 volumes qui ont paru entre juin et Décembre 2010. Je ne parlerai pas des 8 autres volumes que j’ai publiés entre 2004 et juin 2010.
J’ai pris le parti de résumer l’ensemble des résultats de mes travaux depuis 2004 dans une synthèse formée d’une séquence de « propositions », pour user du mot de l’Éthique de Spinoza, qui a été le premier maître de ma formation après Descartes, dans les années 1950. Il y a eu jusqu’à présent 91 de ces « propositions ». On pourrait appeler cela aussi « positions », « hypothèses », ou même « thèses », comme on voudra. Alors je vais commencer à la proposition 50, et disons que j’en ai à peu près pour une heure.
J’ai écrit sur le tableau un certain nombre de formules qui passent mal dans le discours oral français, étant à entendre que ce qui est écrit signifie les deux choses à la fois avec un accent plus fort sur ce qui n’est pas entre parenthèses, et qui domine et dépasse ce qui est entre parenthèses. Il en serait comme de sortes d’accords musicaux, où l’on entendrait au moins deux notes à la fois, mais sûrement plus dans certains cas.
J’ajoute avant de commencer qu’il n’y a pour moi aucune espèce de vérité absolue, mais seulement des degrés de vérité plus ou moins probables, cependant que la psychanalyse, même si elle n’est pas absolument vraie, quitte même à ce que ses adversaires contemporains la déclarent faussement fausse, est tout de même pour moi ce qu’il y a de moins faux, ce qu’il y a de plus vrai, et qui est même l’étalon de tous les autres degrés de vérité relative. Alors quand je vais parler de la (non)vérité de la psychanalyse, comme je vais le faire dans un instant, j’entends que sans être la vérité absolue, elle est beaucoup plus vraie que fausse, beaucoup plus vraie en tout cas que tout le reste. Tout simplement parce que tout savoir sur un objet ne prend sa signification que par référence au savoir du sujet sur cet objet et en définitive sur le sujet. Il ne peut pas en être autrement, QED, quod erat demonstrandum, CQFD, comme le dit Spinoza.
 
9.- 10. Psychanalyse et psychologie (2008-2010). Interventions sur la crise. Tome 1. Propositions de base, questions d’actualité, repères historiques, pour l’équilibre des deux psychologies à l’université, 292 p., Tome 2, Psychanalyse et neuroscience, la vérité de la science, la querelle de l’évaluation des enseignants chercheurs en psychologie, 309 p., Paris, L’Harmattan, 2010.
 
Proposition 50  : La (non-)vérité, ou plutôt la (mi-)vérité de la psychanalyse peut se décliner dans la liste des thèses-antithèses suivantes : (in)compatibilité traditionnelle de la psychanalyse avec la philosophie, comme avec la psychologie, comme avec la médecine, et aujourd’hui avec la neuroscience. Sans oublier (in)compatiblité de la psychanalyse avec elle-même, la sorte d’auto(in)compatibilité dont témoignent les divergences multiples et plus ou moins fécondes entre psychanalystes.
 
Proposition 51 : Une telle (in)compatibilité, sous ces diverses formes, ne peut être prise en compte que sur la base d’une logique de l’opposition, de type contradictoriel, antinomique, oppositif, ou encore dialectique, à opposer à la simple logique aristotélicienne du tout vrai/tout faux. L’his-toire de cette logique oppositionnelle, formant une véritable tradition de la pensée complexe (Edgard Morin), offre une ligne continue à travers tout le développement de la mentalité européenne mais pas seulement : entre autres Platon, Chrysippe, Proclus, Eckhart, Nicolas de Cues, Boehme, Ignace de Loyola, Pascal, Descartes, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Engels, Lénine, Mao Zédong.
 
Proposition 52 : L’ (in)compatibilité de la psychanalyse et de la neuroscience ne fait pas difficulté si l’on considère la réalité humaine sur ses deux versants : selon un double lien de conjonction et de disjonction en-tre sa composante matérielle, physique, corporelle, somatique et son au-tre composante spirituelle, morale, mentale, psychique. L’homme est bien sujet, personne, personnalité, mais sur le support d’une machine corporelle organique. Il ne s’agit de rien d’autre que de l’antique question des rapports d’union-séparation de l’âme et du corps. Leibniz dit : « nous sommes mécaniques dans les trois quarts de nos actions. »
 
Proposition 53  :Le concept postmoderne de la science se réduit, pour l’utilitarisme anglo-saxon régnant, à une base de technosciences efficaces surmonté d’une superstructure idéologique, qui est ce qui s’appelle com-munément la « science ». Or, cette couche idéologique de la science se réduit à la doxa - l’opinion - platonicienne, étant entendu qu’il existe de l’opinion droite, c’est-à-dire de la doxa plus ou moins fondée, plus ou moins probable, admissible comme une « vérité » provisoire et relative.
 
Proposition 54 : De façon antinomique, il (n’) y a (de) science véritablement assurée (ni) de l’objet délimité et (pas plus) de l’objet total. Tou-te science d’un champ délimité d’objets se formule en représentations d’objets, et de la sorte réfère à la science du sujet, conscient-inconscient, qui n’est rien d’autre que la psychanalyse, à savoir la science fondamentale. Ni plus ni moins.
En particulier, la psychanalyse est « la science de l’âme » (Seelenkunde, Prix Goethe 1930), à opposer à la « psychologie sans âme » de Ribot, ce qui n’empêche pas la psychanalyse d’être pour Freud la « nouvelle psychologie » (1896, 1897, 1924, 1925, 1926), mais qui n’est pas la « psychologie universitaire » (Schuhlpsychologie), tout en étant, comme finit par le dire Georges Politzer en 1928, la seule vraie « psychologie concrète » ayant existé depuis Aristote. De son côté, Piaget a osé proposer que la psychologie était le véritable fondement de toutes les sciences. Alors cette seule vraie psychologie qu’est la psychanalyse est le seul vrai substrat de tous les savoirs. Le sujet de l’inconscient est la racine du sujet de la science. L’idée de Lacan à laquelle reviennent tous ces chemins de traverse (Heidegger : Holzwege) est que seul le psychanalyste est capable de rendre compte de ce que fait réellement le scientifique, et en particulier le neuroscientifique. Si Lacan était toujours, il le lui eût dit. Ce qu’il vise, ce n’est pas vraiment le bonheur. Une jeune psychanalyste nommée Ariane Bilheran a récemment écrit : « L’homme tend à produire ce qu’il craint le plus ».
 
Proposition 55 : Dès lors une hypothèse de travail plausible s’offre sans absurdité à l’examen : le sujet pulsionnel inconscient de la psychanalyse supporterait et enfermerait le sujet épistémique conscient-inconscient de la psychologie cognitive de Piaget : le sujet est relié, par le système de ses représentations d’objets, à l’ensemble de son univers, intérieur comme extérieur. Tel est déjà le sens réel du cogito cartésien, du Je pense kantien, du Sujet historique hégélien, dont la texture est inconsciente, ou plutôt l’inconscient.
 
Proposition 56 : La réduction du point de vue de l’objet à celui du sujet représente la vérité de l’idéalisme. Mais la vérité complémentaire du matérialisme tient au fait que le sujet affectif-cognitif tient son existence d’une base matérielle biologico-sociale. Mais encore est-ce le sujet qui s’avère capable de se retourner vers l’horizon matériel des objets comme vers le monde de ses propres représentations, pour énoncer une telle po-sition. Le sujet conscient-inconscient est seul capable de formuler cette vérité dialectique conjointe du matérialisme comme de l’idéalisme.
 
Proposition 57 : Face à cette science fondamentale du sujet inconscient que serait la psychanalyse, la psychologie à visée scientifique, qu’il y a lieu de distinguer de la neuroscience, n’a rien été de mieux jusqu’ici qu’une idéologie de l’homme-machine, en particulier la psychologie objective universitaire de type français depuis les années 50. Et ce style français n’aura illustré rien d’autre que le scientisme en psychologie, au lieu de la vraie psychologie qu’incarne plutôt pour moi la psychanalyse.
 
Proposition 58 : la liste des difficultés rencontrées par la psychologie à visée scientifique serait extrêmement longue. Ma Critique de la raison en psychologie en 2008 mettait en évidence trois types de « contrariétés » appelées K1, K2, et K3, ce K étant utilisé en référence à Kant. K1 désigne la catégorisation abusive consistant à transformer un fait en chose, en substance. K3 est la projection de l’idéalisation dans le réel, de l’hypothèse dans le résultat, ce qui se dénomme encore la prophétie auto-réalisatrice. K2, c’est le fait de rencontre courante en psychologie que des propositions contradictoires en peuvent trouver une validation expérimentale, invalidant ainsi le fameux principe de Popper. D’autres pense-bêtes sont connus aussi des chasseurs adroits. Un même mot peut signifier des choses différentes. Une même réalité peut être désignée par des mots différents. Bacon avait déjà reconnu les diverses sortes d’idoles (idola) susceptibles de gêner la recherche scientifique (Jalley, 2008.1, Prop. 40).
En tout cas cette grille K1, K2, K3 s’offre comme un modèle de décryptage critique de toutes les disciplines de la psychologie, et même, oserai-je dire de toutes les sciences humaines. Si on l’essaie, on s’apercevra que ça marche, à condition d’être assez entraîné pour savoir s’en servir.
 
Proposition 59 : Dans le désastre universitaire actuel, où s’inscrit le triste bilan de la psychologie universitaire française, le renouveau d’une psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, en même temps qu’à l’École Normale Supérieure, serait un signe certes encourageant, mais qui semble peiner jusqu’ici à indiquer un dialogue et un mode de coordination éventuelle, quel qu’il soit, avec la psychanalyse. Il semblerait du reste y avoir des désaccords plus ou moins (in)formulés sur ce point entre neuroscientifiques français.
 
Proposition 60 : La gnoséologie des disciplines psychologiques implique une prise de partie qui prenne en compte aussi bien les questions d’ac-tualité que les questions historiques, dans une perspective où le présent et le passé renforcent leur éclairage réciproque. Faute de quoi la psychologie comme la psychanalyse ne peuvent, l’une comme l’autre, que tâtonner et trébucher dans l’ombre, ou alors à la queue leu leu comme les aveugles de Bruegel.
 
Proposition 61 : La crise française comporte une surdétermination d’or-dre politique, moral, culturel, scientifique, dont la psychanalyse sociale aurait à trouver la clef explicative du côté du facteur de servitude (in)volontaire de La Boétie, laquelle aurait pour autre nom l’aliénation aussi bien individuelle que collective (Entfremdung) (in)consciente décrite par Hegel et Marx. À cet égard, la conscience actuelle du présent de la vie nationale française est obérée par le poids d’un passé de crimes collectifs qui ne passent pas[1].
 
Proposition 62 : Dans cette crise nationale globale, la maladie mortelle de l’université représente le facteur qui ne peut que conduire à sa perte inexorable le système actuel de l’organisation sociale. Ceci en conjonction avec le facteur d’un autre ordre qu’est l’iniquité fiscale, certes grave mais réformable en principe sous condition d’une volonté politique man-quante. Alors que les effets cumulatifs de la déchéance culturelle liée à la crise universitaire ne sont pas réversibles et forment comme l’équivalent de ce que nous avons appelé une sorte de cancer généralisé de l’institu-tion. On répare une bicyclette, mais pas un panier de pommes pourries.
 
Proposition 63  : La police de l’administration scientifique mise en place par les nouvelles instances du genre AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) représente un attentat inqualifiable contre la tradition culturelle européenne. Elle met en jeu de façon mécanique et non critique l’impertinence d’une « critériologie » des formes culturelles. Celle-ci se double de la reconnaissance passive d’une soi-disant excellence américaine en surplomb de la misère européenne. L’« impact factor » est un indice quantitatif grossier appartenant à l’uni-vers trivial de l’utilitarisme anglo-saxon. L’étroitesse de l’empirisme traditionnel s’y conjugue avec la brutalité du néo-libéralisme contemporain.
 
Proposition 64 : Le niveau d’improductivité, de servilité anglomaniaque et d’absence d’originalité, touchant leurs travaux « scientifiques », des 11 membres de la Commission de l’AERES fonctionnant pour les discipli-nes psychologiques est consternant et facilement mesurable d’après les données de leur CV figurant sur le Web. Chacun d’eux produirait, au cours de 25 ans de carrière, environ 1,5 page par mois, dans 85 % des cas en anglais de cuisine, et dans 85 % des cas aussi en s’y mettant par collectifs de 2-3 à 5-6 personnes. Plus un livre personnel au cours de leur carrière. Encore ces données sont-elles supérieures d’environ 30 % à la moyenne de la plèbe des collègues. L’excellence de cette nomenklatura se marque aussi et enfin par la production de quelques « ouvrages » collectifs (en moyenne 4), les deux tiers de la production actuelle, sous forme de recueils de contributions plus ou moins disparates générées, souvent même déjà en équipes, à l’occasion de colloques et autres congrès. La diffusion des résultats d’une telle enquête n’a produit à ce jour aucune contestation publique, ni de leur part ni de celle de leurs victimes.
 
Proposition 65 : La guerre de destruction menée contre la psychanalyse est un phénomène particulièrement spectaculaire en France, à travers des épisodes multiples surtout depuis 2004 : Rapport Inserm sur les psychothérapies en 2004, Livre noir de la psychanalyse de 2005, Nouvelle liste des revues qualifiantes de l’AERES de 2009, Livre d’Onfray sur Le crépuscule d’une idole de 2010, Décret scélérat du 20 mai 2010 sur la psychothérapie, Livres de Roudinesco (Mais pourquoi tant de haine ?) et de Jalley (Anti-Onfray 1, Anti-Onfray 2, Anti-Onfray 3). À cet égard, il est clair que l’offen-sive destructive d’Onfray contre la psychanalyse œuvre dans le même sens que le décret du 20 mai, avec pour effet pervers ajouté l’extermina-tion des autres disciplines psychologiques, comme de l’ensemble des sciences humaines, et au-delà, des humanités, ce qui n’est encore perçu que par peu d’observateurs. Qui plus est, la réduction de la réalité humaine à la seule perspective d’investigation des sciences de la nature s’ac-compagne de soi de la liquidation implicite mais décisive de l’huma-nisme traditionnel lié à l’ensemble de l’héritage gréco-judéo-chrétien.
 
Proposition 66 : L’un des problèmes que semble rencontrer aujourd’hui la psychanalyse à l’université est l’articulation entre les deux niveaux, l’un théorique, déclaratif, métapsychologique, et l’autre pratique, procédural, clinique. Cette impossibilité de fait à coordonner les deux mouvements de la dialectique théorico-pratique, l’un descendant et l’autre ascendant, est la raison pour laquelle les discussions nuageuses à la mode sur la « formation professionnalisante » tournent à vide, emportées par une sorte de novlangue de caractère babélien. On cherche le point d’articu-lation toujours en remontant du bas vers le haut, jamais l’inverse. L’obs-tination d’une telle démarche ne peut que rater toujours.
 
Proposition 67 : La cause essentielle, mais pas la seule, d’une telle difficulté réside dans le fait que la psychologie-et-la-psychanalyse sont probablement les plus difficiles de toutes les sciences, en raison d’abord de leur objet, le moins simple et le moins général, le plus complexe et le plus spécial, à savoir l’individu concret muni de l’ensemble maximal de variables interactives, d’ordre à la fois biologique, psychologique et social, ceci selon les deux dimensions de la conscience et de l’inconscient (Auguste Comte). Cet état de choses évidemment comporte de soi une grande complexité des questions d’ordre simultanément historique, méthodologique, épistémologique et gnoséologique.
 
Proposition 68 : Or cette situation hypercomplexe des questions théoriques en psychologie et en psychanalyse est un état de choses dont la ré-clamation pragmatique insistante venue des exigences assurément légitimes de la formation professionnelle n’a en général aucune espèce d’idée, aiguillonnée qu’elle est par un praticisme totalement inconscient de l’hyper-complexité de la réalité psychique, sur laquelle il n’est pas possible d’agir seulement par des procédures adroites, parfois avisées, mais non fondamentalement instruites. De telles incompréhensions ont fini par développer à long terme un état de déculturation aussi affairé que futile, en tout cas absolument dramatique. Comme si les psychologues n’étaient que des praticiens, des gens de métiers, des professionnels : à l’instar des infirmiers, mécaniciens, cuisiniers, et toutes sortes d’habiletés utiles. Même les médecins préservent encor, pour un temps limité peut-être, un sens plus élevé de leur pratique. Il ne faut pas alors s’étonner qu’ils affichent un tel mépris à l’égard de ce que sont devenus les psychologues en France.
 
Proposition 69 : Pour revenir à la crise de la psychologie, ou plutôt des deux psychologies à l’université, on peut illustrer l’histoire des rapports entre la psychanalyse et la psychologie à visée scientifique par deux « analogies » intéressantes, la première empruntée à Marx, l’autre à Mao Zédong.
 
En premier lieu, les rapports entre psychanalyse et psychologie à visée scientifique se laissent lire sur un mode assez comparable à celui décrit par Marx à propos de l’extorsion de la plus-value (Überwert) ou surtravail dans l’exploitation du travail salarié par le capital. Le salariat y reçoit pour prix de sa force de travail un montant de valeur moindre que le montant de la valeur globale qu’il produit au profit des deux partenaires de l’échange économique. Ce processus se passe plus ou moins à l’insu des deux parties, comme dans l’inconscient social, sous forme d’une sorte de ruse (Hegel) ou de duperie, une espèce de comédie sociale hypocrite dans le genre de celles déjà entrevues par certains auteurs du XVIIIe siècle (Turcaret ou Le Financier de Lesage en 1709).
 
De son côté, Mao Zédong distingue de manière remarquable et digne d’attention entre contradiction principale et contradiction secondaire, entre formes principale et forme secondaire de la contradiction. En ajoutant qu’une contradiction secondaire peut devenir principale, et de caractère létal pour le système, lorsqu’elle n’est pas traitée à temps, quand il eût fallu, avant le dégât irréparable, avant que l’avalanche ne déboule sans remède. Et c’est bien ce qui semble être arrivé dans les relations entre les deux psychologies à l’université, dont il y a lieu de célébrer aujourd’hui les obsèques, sous les auspices de Dame Médecine, qui ramasse par terre leur succession commune.
 
Proposition 70 : De ce point de vue, il est remarquable que l’œuvre d’É-mile Jalley, qui comprend 14 volumes produits entre 2004 et 2010, quel-que 6 000 pages - plus 1 500 autres antérieurement, dans une quinzaine d’autres titres individuels ou collectifs - d’une grande qualité d’écriture comme d’une densité de pensée et d’une exhaustivité interdomaniale re-marquables, n’aura servi à rien, lue par un public régulier de 150 personnes tout au plus. Au contraire, elle aura été l’objet d’un refoulement et d’un boycott aussi durables que systématiques de la part de l’esta-blishment universitaire, tout comme de la clientèle d’influence de celui-ci dans l’espace externe, même de la part des psychanalystes auxquels cette œuvre prétendait avec naïveté préparer des armes pour se défendre contre leurs adversaires, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’uni-versité. On pourra signaler un remarquable compte rendu de Marie-Clau-de Lambotte dans la revue Essaim dirigée par Éric Porge, le seul jamais écrit sur mon livre le plus difficile : Critique de la raison en psychologie, des recensions fidèles de l’ensemble de mes ouvrages dans Psychologie clinique et le Bulletin de Psychologie, produites par Robert Samacher et Olivier Douville, mes amis persévérants à travers le désert de l’intérêt public, un compte rendu aussi sur mon tout premier livre d’Anne Bourgain dans Les Cahiers de l’infantile. J’ai également été toujours l’objet d’un intérêt très attentif, au Journal des Psychologues, de la part de Delphine Coetgheluck et de Maryse Siksou, de Patrick Conrath et enfin de Claude Tapia, lui dès le tout début de la dernière étape de mes travaux en 2004. Mon livre sur La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France (Vuibert, 2006), sans autre équivalent, présentant la trentaine des psychanalystes importants de l’école française, accumulant les critiques pointues contre les diverses disciplines de la psychologie scientifique, est tombé complètement à plat, aurait même été mis au pilon. Même mon livre de quelque 200 pages sur Anti-Onfray 1, d’un contenu percutant qui laisse à ce jour sans réponse le dénommé, est vendu jusqu’ici au compte gouttes, presque sous le manteau.
 
2ème partie et suite
 
11. Un Franc-Comtois à Paris, Un berger du Jura devenu universitaire, Paris, L’Harmattan, 452 pages, Paris, L’Harmattan, 2010.
 
Proposition 71 : Cet ouvrage est une autobiographie, qui présente l’intérêt, entre autres questions, par rapport aux problèmes présentés pré-cédemment, d’évoquer beaucoup de donnéessur les sources anciennes, dès avant 1968, de la crise de l’Éducation nationale, mais également sur la galère de la faculté de psychologie dans l’université parisienne des années 1968 à 2000.
 
Proposition 72 : Par ailleurs, j’ai accompli mes études secondaires dans le collège des jésuites de Dole, qui avait été créé en 1582 dans la Comté espagnole sous les auspices du roi Philippe II d’Espagne, successeur de Charles Quint. Le règlement intérieur y était de façon très étonnante de-meuré le même en 1945 qu’au XVIIe siècle : les élèves y étaient soumis à 5 heures de cours plus 5 heures d’études personnelles par jour, lourde performance demandée à l’enfant, mais selon une formule d’un équilibre remarquable fondé sur un double principe d’extraversion et d’intro-version : écouter et méditer. On pratiquait beaucoup les sports et les jeux collectifs. On était très mis au courant de la vie sociale. De telles informations n’existaient jusqu’ici nulle part sauf de façon au moins raccourcie dans un livre ancien de Georges Snyders sur La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il importe de savoir que les jésuites ont été les véritables créateurs de l’enseignement secondaire moderne de formule française, avec la notion d’études de philosophie et/ou de sciences venant faire chapeau sur une base d’études littéraires. Par ailleurs, les jésuites préservaient la singularité d’une répartition équilibrée des élèves dans leurs établissements, mélangeant à l’origine selon trois tiers la noblesse, la bourgeoisie et la source paysanne et campagnarde. Conception très démocratique pour l’époque.
 
12. Anti-Onfray 1, Freud et la psychanalyse, 185 p., Paris, L’Harmat-tan, 2010.
 
Proposition 73 : Le livre de Michel Onfray sur Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, paru en avril 2010, est un ouvrage de caractère paradoxal : écrit avec brio par un enseignant et un débatteur plein de qualités, il n’en présente pas moins de graves défauts dans sa cohérence logique. La thèse principale défendue par l’auteur accumule déjà les contradictions : Freud est présenté par lui comme quelqu’un qui aurait tiré sa doctrine toute entière de sa dynamique intérieure. Et alors celui-ci tantôt le dissimule et tantôt s’en glorifie selon les occasions : première contradiction. Par ailleurs, deuxième contradiction, Freud aurait aussi dérobé tous les éléments de sa doctrine à l’extérieur. Mais alors tantôt encore il le camoufle avec grand soin, tantôt il avoue volontiers une partie de ses emprunts : troisième contradiction. Une autre forme grave de contradic-tion tient au fait qu’il arrive fréquemment à l’auteur de critiquer la psychanalyse au moyen de notions empruntées à la psychanalyse elle-même. En effet, celui-ci donne souvent l’impression dans son livre de psychanalyser Freud en même temps d’ailleurs que de produire sans le savoir son auto-analyse.
 
Proposition 74 : Il y a plus grave : la résistance que l’auteur oppose à la reconnaissance de la psychanalyse se tient sur la même ligne de défense que Freud dénonçait déjà dès les années 1920, voici presque un siècle. Rien n’aurait changé à cet égard. Michel Onfray en est encore acharné à dénier l’existence et le rôle de la sexualité infantile, en général reconnu aujourd’hui couramment et sans problème par l’opinion commune. Il en est encore à écarter la notion d’inconscient de toute compréhension de la vie mentale. Et enfin il ouvre en réalité de cette manière la porte à la pro-pension actuelle des autorités médicales à réduire l’ensemble des faits humains à la vie organique. Sans parler d’un cadre de connotations où pointe l’oreille de certaines formes inacceptables d’intolérance religieuse et culturelle, au prétexte seul avouable d’une critique philosophique générale des monothéismes.
 
Proposition 75 : Le grand intérêt de ce livre d’Onfray, en dépit même de ses graves défauts, est d’être le symptôme de la souffrance profonde de toute une époque, inscrite elle-même en France au sein d’une configuration de crise vaste et multiforme : opposition d’une contre-université à l’université officielle, débat sur le statut de la psychanalyse au sein des sciences humaines et des autres sciences, difficultés pour l’individu com-me pour les groupes à maintenir leurs repères dans la culture moderne, enfin conflit social et politique larvé, avec divergence de plus en plus sen-sible entre une tendance populiste et un bastion élitiste.
 
13. Anti-Onfray 2, Les réactions au livre de Michel Onfray : débat central, dossiers de presse, psychanalyse théorique, 321 p.,Paris, L’Harmattan, 2010.
 
14. Anti-Onfray 3, Les réactions au livre de Michel Onfray : clini-que, psychopathologie, philosophie, lettres, histoire, sciences so-ciales, politique, réactions de l’étranger, le décret scélérat sur la psychothérapie, 351 p., ibid.
 
Proposition 76 : La parution du premier livre de Michel Onfray en avril 2010 a d’abord ouvert un débat central entre son auteur et Élisabeth Roudinesco : cette première rencontre proprement dit entre les deux adversaires est assez brève dans le temps comme en quantité de textes.
 
Proposition 77 : Dans un second temps, le débat se cristallisait rapidement sous la forme de deux livres, le premier d’Élisabeth Roudinesco et de cinq collaborateurs intitulé Mais pourquoi tant de haine ? paru au Seuil en mai 2010, d’une longueur de 80 pages, le second celui d’Émile Jalley intitulé Anti-Onfray 1 paru chez L’Harmattan en juin 2010, sensiblement plus long (185 p.) et centré de manière différente, notamment sur des problèmes épistémologiques de fond. Un troisième est paru en Belgique, courant juin, que nous ne connaissons pas encore, de Serafino Malaguarnera, psychanalyste à Bruxelles, et intitulé Critique du Crépuscule d’une idole de M. Onfray, disponible en ligne.
 
Proposition 78 : En même temps, de façon indépendante et anticipant quelque peu la parution de ces deux ouvrages, le paradoxe est que le premier débat central entre les deux protagonistes, mais surtout le débat général autour du livre d’Onfray ont donné lieu, dans la période avril-mai, à un retentissement très important sur la Toile, plus de 200 textes formant 600 pages, plus que l’ensemble des textes produits d’abord puis en même temps par les deux leaders, textes souvent de très grande qualité de contenu et aussi d’une grande variété de champs, et surtout à peu près tous favorables à la psychanalyse, bien davantage en tout cas que dans le discours public, celui de la radio et de la télévision.
 
Proposition 79 : Ces textes ont été réunis, avec introduction, conclusion et commentaires suivis et interpolés dans deux volumes, parus en septembre-octobre, soit donc dans Anti-Onfray 2 : débat central entre les deux principaux adversaires, dossiers de presse, défense doctrinale de la psychanalyse, et aussi dans le volume Anti-Onfray 3 : attitude des praticiens et des usagers de la psychanalyse, psychopathologie psychanalytique, positions des philosophes, du milieu littéraire, de la science historique, des sciences sociales, questions politiques de l’antisémitisme et de la pensée d’extrême droite, réactions de l’étranger.
 
Proposition 80 : Dans l’affaire Onfray, Onfray dépasse Onfray. Son attaque virulente centrée contre la psychanalyse déborde donc en fait ce champ, comme déjà dit plus haut, vers une mise en question de l’en-emble des sciences psychologiques, comme de toutes les sciences humaines, ainsi que de toute culture philosophique et littéraire, donc des humanités, y compris donc la dénégation de l’héritage gréco-judéo-chrétien formant la base de l’humanisme occidental. C’est la conséquence d’un matérialisme sommaire réduisant toute forme de pensée à un biographisme rudimentaire, lui-même basé sur un physiologisme grossier.
 
Par là-même, c’est sa propre démarche de pensée, s’il en avait une, qu’Onfray remet en question, et rend même impossible, comme il arrive à tous les adeptes du scepticisme radical, ce qu’il est en fait sans le savoir. Celui qui doute et nie à propos de tout le fait à propos de cela même qu’il fait. La pensée que rien ne vaut rien ne vaut elle-même rien. Onfray est moins un penseur qu’un rhéteur, moins un philosophe qu’un démagogue, le metteur en scène d’un rhétorique du harcèlement.
 
De même que sa critique dogmatique et sans nuances du « monothéisme » le fait basculer vers toutes les formes connues d’idéologies racistes (anti-judaïsme, anticléricalisme, islamophobie). La pensée « politique » d’Onfray conjugue de manière captieuse des thèmes libertaires avec des motifs empruntés en particulier à la Nouvelle Droite (Club de l’Horloge). Ce radicalisme infiltré de syncrétisme est à la base de ce que d’aucuns ont appelé une « philosophie au bulldozer » (Badiou).
 
Proposition 81 : Dans la démarche d’Onfray, l’enchaînement des dénégations successives portant, à partir de celle de la psychanalyse, sur l’ensemble des domaines culturels organisant l’humanisme occidental, permet de bien saisir, de façon indirecte, mais aussi complémentaire que convaincante, que la psychanalyse est une science fondamentale par rapport aux autres disciplines des sciences humaines et sociales, comme des humanités classiques.
J’ai encore écrit depuis le mois de décembre, afin de répondre à un second livre d’Onfray nommé Apostille, un autre ouvrage à paraître en 2 volumes intitulé Le cas Onfray dans la crise en France : tome 1 : Janet, Reich, Sartre, Politzer ; tome 2 : Freud, culture, enseignement, aliénations.
Je ne m’attendais pas en Juin 2010 à devoir écrire 5 volumes sur Onfray. C’est l’occasion qui crée le larron. Et c’est moins sa personne qui m’intéresse que son personnage, et la sorte de symptôme que celui-ci représente à l’égard de la crise globale française.
 
Proposition 82 : Si des critiques peuvent être adressées à l’épistémologie fondamentale de Freud, elles sont d’un niveau de profondeur sans aucune mesure avec ce que peut en percevoir l’esprit à courte vue d’Onfray. Il y en aurait principalement deux.
Les sources historiques de Freud, liées à l’histoire particulière de l’École physicaliste de Berlin (Helmholtz, Du Bois-Reymond) et à des informations latérales issues de l’idéologie scientifico-métaphysique de Fechner, comme des vues mystico-philosophiques de Schopenhauer et de Barbara Low, ne lui ont pas permis de rattacher ses deux principes contradictoires de constance et de tendance vers le zéro à la formulation antinomique des deux grands principes de la thermodynamique classique (Carnot, Clauzius, Boltzmann) : premièrement, l’énergie de l’univers se conserve en quantité (anti-entropie, contre-antropie, néguentropie), mais deuxièmement se dégrade en qualité (entropie). Le principe de la conservation de l’énergie avait du reste toute une histoire antécédente (les philosophes Descartes et Leibniz, le physicien allemand Julius Robert von Mayer, 1841).
 
Par ailleurs, Freud ne parvient pas à formuler nettement que la psychanalyse est à la fois une science de la nature et une science de l’es-prit (selon la distinction introduite d’abord par Hegel dans son Encyclopédie  : Natur- /Geisteswissenschaften), une science naturelle et une science humaine et sociale. Tout en disant que la psychanalyse est un « pont vers les sciences de l’esprit » (Brücke nach Geisteswissenschaften), Freud accentue la conception de la psychanalyse comme science de la nature. Le plus grand psychologue français Henri Wallon a défini la psychologie à la fois comme « science de la nature et science de l’homme » (Vie mentale, p. 128). La psychanalyse aurait été bien inspiré d’adopter cette formule pour son compte depuis longtemps.
 
On reproche toujours à la psychanalyse de n’être pas une science au prétexte qu’elle n’applique pas la méthodologie de la vérification expérimentale au sens étroit et technique où la mettent en œuvre les sciences physico-chimiques comme aussi biologiques. Or on n’a jamais au nom d’un tel argument osé faire un pareil reproche à l’histoire, à la sociologie, à la linguistique même. Ne parlons pas de l’idéal de rigueur particulier mis en œuvre par les sciences logico-mathématiques, qui sont une forme spécifique de sciences dures, et dont la méthodologie a cependant peu à voir avec celle des sciences de la nature. Si la psychanalyse est aussi une science de l’homme, alors la question de la psychanalyse ne saurait d’entrée de jeu se laisser réduire à la question du cerveau.
 
Proposition 83 : Le décret scélérat du 20 mai 2010 sur la psychothérapie comporte la conséquence de fait de la mise en bière suivie des obsèques de l’ensemble des disciplines psychologiques à l’université, placées désormais sous la tutelle de la psychiatrie de tradition médicale, elle-même menacée de compression en même temps que d’autres spécialités médicales et même la médecine générale. L’entreprise d’Onfray œuvre en fait et même tout à fait dans le même sens de la destruction de la psychanalyse, bien plus, ainsi qu’on vient de le dire, dans le sens de l’élimination du reste des disciplines psychologiques, comme d’ailleurs de toute existence des sciences humaines et des disciplines humanistes, ne devant subsister alors que les sciences de la nature, comme mode d’approche d’une version nouvelle et encore plus monotone, même si plus compliquée, de l’homme-machine, d’un homo informaticus-oeconomicus, modèle indispensable à l’expansion sans entraves de l’hypercapitalisme à forme financière (Hilferding 1910), muni de la figure institutionnelle connexe du parlementaro-capitalisme (Badiou).
 
Proposition 84 : L’événement néfaste représenté par le décret du 20 mai 2010 est l’aboutissement d’un réseau de causalité à multiples filières : conflit intra-universitaire entre la psychanalyse et la psychologie scientifique, redoublé dans l’espace extra-universitaire par le facteur de pression constitué par le double pouvoir politique et médical (rôle important de la personnalité d’un Accoyer), comme aussi par le facteur complexe de conflit entre les associations psychanalytiques, générant un manque d’u-nité fatal devant la détermination du camp adverse. Ce dernier facteur est le plus mal connu du fait d’une quasi-absence de littérature méthodique, claire et consultable par le public sur ce milieu de la psychanalyse extra-universitaire qui demeure confidentiel.
 
Proposition 85 : La décadence générale de la culture française est patente en particulier depuis la disparition de la génération des intellectuels philosophes de la période des années 1970-2000 : Barthes (+1984), Foucault (+1984), Canguilhem (+1995), Deleuze (+ 1995), Lyotard (+1998), Derrida (+2004). Elle est perceptible dans tels dossiers plus ou moins fréquents d’hebdomadaires sur les « intellectels français », instituant par exemple des classements en fonction de la « notoriété » ou de l’« influ-ence ». Après les pensées dures, marxistes (Althusser, Goldmann, Lefebvre), puis structuralistes et poststructuralistes (Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida), on a vu surgir un nouvel espace de la pensée molle, minimale, en réseau lâche, filamentaire, de densité allégée, à degré de théorisation restreint, répondant à des besoins de confort moral, de résilience personnelle et de prothèse idéologique. Et c’est en ce cadre d’un déclin collectif de la pensée que se situe l’entreprise d’Onfray, dans cette décadence à décor médiatique de la culture française, à ceci près que lui, au lieu de « faire du bien » comme un Cyrulnik et d’autres, forme antithèse à ce premier rôle, incarnant plutôt une sorte de génie du mal, qui « excelle dans le déboulonnage des idoles culturelles ».
 
Proposition 86 : Le rôle d’un Onfray est plutôt d’accélérer une telle décadence, alors que la plupart des autres personnalités connues d’un tel paysage intellectuel ne font que la gérer de façon conservatrice. C’est pourquoi ses attaques contre l’édifice consistant de la psychanalyse et la personnalité majeure de Freud revêtent un caractère tellement spectaculaire, dans un état de crise culturelle et sociale où le recours à la fonction psychothérapique s’avère d’une utilité ressentie par une proportion croissante de sujets en état de malaise personnel et interpersonnel.
 
Proposition 87 : Divers auteurs décrivent le personnage d’un intellectuel en phase terminale, défini par sa seule notoriété médiatique, marqué par la réserve à l’égard de l’engagement, par l’orientation vers les problèmes sociétaux mais désinsérés des débats politiques, soucieux de réduire son degré de conceptualisation pour conquérir un public, support en définitive d’u-ne forme de pensée essentiellement superficielle, accessible à l’enten-dement commun de l’Homme-machine requis par le système. Pensée donc facile et machinale, dont certains prédisent l’expansion croissante dans la transition en cours de la « graphosphère » à la « vidéosphère », qui devrait mettre en vedette un soi-disant certain « e-intellectuel » (Alain Minc). Ce thème n’est pas tout à fait nouveau et a déjà été en vogue avec la mode des conceptions de Mac-Luhan dans les années 70.
 
Proposition 88 : Au plan politique, une telle évolution se caractérise par un mode d’organisation où le culte d’un individualisme conforme à des normes d’un standard monotone se conjugue avec la promotion d’un système de contrainte géré par une aristocratie de technocrates, élevée elle-même selon un principe de façade démocratique mais tendant plutôt à la préservation de l’ordre établi du système qu’à son évolution. Le pacte de servitude (in)volontaire de la foule se lie dans de tels réseaux à la résistance au changement, orientant le système politique souvent vers des formes variables de monarchie démocratique, voire de césarisme à enveloppe républicaine, portées par le procès du « délire d’élection » (René Major), soit encore de la (dés)illusion électorale. Le propre de telles organisations sociales est de générer une forme d’anesthésie mentale, de paralysie critique consentie, contagieuse, un mode d’aliénation participative en profondeur et progressivement inamendable.
 
Proposition 89 : Certains politologues (Raffaele Simone suivant Ortega y Gasset, Pasolini, Tocqueville, de même Jean-Claude Michéa) décrivent comment les Européens votent de plus en plus rarement à gauche, se demandant alors si l’Occident vire à droite. Comme si l’extinction totale des « idées de gauche » résultait d’une sorte de mutation de l’esprit du temps, cependant que les idéaux de gauche paraissent ternes et répulsifs, que ce soit le goût de l’égalité ou le respect des personnes. On voit dès lors apparaître une droite adaptée à un monde de fun et de consumérisme effréné, la main dans la main avec les multinationales du soft power. Dépourvue de l’allure autoritaire de ses devancières, celle-là est aussi implacable que celles-ci à l’égard des pauvres et des minorités immigrées, attentive aussi à l’œil des caméras, foncièrement populiste, transgressant volontiers le jeu parlementaire, invoquant de manière incantatoire le suffrage du peuple comme un chèque signé en blanc. Cette droite ne sert guère que les intérêts d’une oligarchie étroite et d’un petit troupeau médiatique d’invités au banquet. Mais son art serait de s’adapter à la psyché contemporaine, en cherchant à hébéter les volontés plutôt qu’à les briser. Tocqueville parlait d’un « despotisme plus étendu et plus doux, qui dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Raffaele Simone parle de « monstre doux », de pieuvre suave. En regard, toute forme d’opposition est démunie, paraît d’emblée gangrenée par les normes de l’adversaire, vidée de ses propres ambitions (Aude Lancelin, Nouvel Observateur n° 2396).
 
Les historiens traditionnels (André Alba dans Malet-Isaac, qui fut mon professeur de khagne en 1954-1955) ont décrit déjà d’une certaine manière des phénomènes apparentés en disant que certains peuples parfois accordaient tout au pouvoir contre l’ordre et la paix sociale, soit encore échangeaient avec le prince « le repos contre la liberté », par exemple après les troubles de la Fronde, ou encore après la Terreur et le Directoire. Il se dit parfois aussi, dans un ordre d’idées assez proche, que les peuples ont les dirigeants, les intellectuels, la culture qu’ils méritent, qu’ils se donnent en fonction de ce qu’ils sont. Comme si les masses étaient en quelque façon et à un certain degré (ir)responsables de l’usage de leur volonté générale dans la négociation du contrat social.
 
Proposition 90 : Ce sont des phénomènes de ce genre que la « psychologie collective analytique », soit encore la « psychanalyse sociale », devraient s’attacher à mieux prendre en compte, d’un point de vue théorique certes puisque ce sont des modes spectaculaires de destins de l’inconscient, mais du point de vue pragmatique aussi parce que c’est le moyen pour la pensée psychanalytique contemporaine de se situer dans cet espace de la crise générale moderne, en particulier française, d’y localiser et d’y fixer ses adversaires, comme de savoir leur répondre de manière appropriée.
 
Proposition 91 : Je n’ai pas parlé ce soir de la confrontation habituelle entre la psychanalyse et les TCC, les thérapies comportementales et cognitives. Ce dernier thème n’étant évidemment pas à confondre avec celui des neurosciences. Je pense que la psychanalyse à intérêt à élargir ce débat de qualité plutôt clinique, et qui tendrait depuis un moment à devenir indécidable, vers un champ plus étendu de questions d’ordre « méta » tout en restant actuelles : questions d’ordre scientifique, idéologique, sociologique, politique. Mais c’est à chaque psychanalyste de savoir ce qu’il sait faire et souhaite faire. En tout cas, la psychanalyse y serait bien plus forte et plus à l’aise que ses adversaires qui sont plutôt à cet égard les muets du sérail.
 
Proposition 92 : Je n’ai pas parlé non plus des débats internes à la psychanalyse intra-universitaire et hors université par rapport au positionnemment de différents groupes ou tendances à l’égard de la politique universitaire et sanitaire initiée par les pouvoirs médical et politique. C’est une question sur laquelle un exposé clair manque complètement, pour certaines raisons qu’il n’est peut-être pas très utile de toujours cacher au public.
 
Proposition 92 : Enfin, je n’ai rien dit de ce qu’il faut faire, de ce que l’on peut faire dans une situation aussi difficile pour les étudiants en psychanalyse. Rechercher partout les contradictions dans tout ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce qu’on lit. S’entraîner à les manier comme on cherche l’ouverture et la prise dans les arts martiaux. Enraciner sa connaissance de la psychanalyse dans les sources les plus anciennes de la culture philosophique surtout européenne : des anticipations de la psychanalyse sont repérables selon moi chez bien 500 auteurs depuis les Présocratiques[2]. Lire autant si ce n’est plus que parler et écouter. Ne pas lire que des articles et rechercher les bons livres de synthèse qui subsistent. Je n’ai pas dit forcément les miens. Pour les lacaniens, s’informer des autres courants de la psychanalyse française, notamment Anzieu et les travaux de l’École française de techniques projectives (sur le Rorschach et le TAT) avec la psychopathologie des états limites qui y est liée, dans son rapport avec la métapsychologie du moi-peau. Il faudrait probablement récupérer en outre et redévelopper tout ce qui a été élaboré par Bion et Anzieu-Kaës sur l’inconscient groupal[3]. Mais il existe bien une vingtaine d’autres psychanalystes français dont les élaborations entre les années 50 et 80 restent de premier intérêt, dans une École qui aura été la plus riche du monde, et de loin. Quelle pitié que l’on en soit arrivé là[4].
 
En plus des questions orales, qui vont être posées ici, on peut me poser des questions par écrit auxquelles je répondrai sur le site, si c’est possible, et qui sait, peut-être encore par un autre livre, au moins s’il le faut.
 
Pour finir, je ne dirai rien ou peu de choses du réseau des destins et incarnations de la judaïté : Jérusalem, Athènes, Alexandrie, Rome, c’est de là que nous venons. Marx, Freud, Einstein, ce sont ces trois-là qui viennent de là aussi et que nous sommes également tous, si peu que ce soit ou que nous le voulions. Tout cela à propos de quoi « jamais un coup de dés n’abolira le hasard » (Mallarmé).
 
Et haec omnia ad majorem Freudi ac discipulorum ejus gloriam[5].
 
 
N.B. : Le présent texte est en partie extrait du chapitre 1, pp. 34-48, de notre livre intitulé : Psychanalyse et psychologie (2008-2010). Interventions sur la crise, Paris, L’Harmattan, 2010[6].
 
Contact éditions L’Harmattan : Madame Marie-Anne Hellian 01 40 46 79 23 marie-anne@hellian.harmattan.fr
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


[1] Émile Jalley : Psychanalyse et psychologogie (2008-2010). Interventions sur la crise, tome 1, Paris, L’Harmattan, 2010, 65-87.
[2] Émile Jalley : La Guerre de la psychanalyse : tome 1, Hier, aujourd’hui, demain, 183-379 ; Psychanalyse et psychologogie (2008-2010). Interventions sur la crise, tome 1, Paris, L’Harmattan, 2008, 145-185.
[3] Émile Jalley : La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France, Paris, Vuibert, 2006, 71-82, 116, 225-239. La Guerre de la psychanalyse : tome2, Le front européen, 719-881. 
[4] Émile Jalley : La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France, Paris, Vuibert, 2006, 7-239.
[5] Et haec omnia ad majorem Dei gloriam. Devise de l’ordre des jésuites (Societas Jesu). Encore aujourd’hui, le niveau d’études des jésuites est de Bac+14, avec 3 ans de philosophie et 4 ans de théologie.
[6] Émile Jalley : Psychanalyse et psychologogie (2008-2010). Interventions sur la crise, tome 1, Paris, L’Harmattan, 2010, 65-87.