Ruwen Ogien est mort.5 MAI 2017 PAR SOPHIE DUFAU BLOG : SOPHIE DUFAU sur Médiapart
Il était né un 24 décembre. Ne cherchez pas l’année, peu la connaissent. Aux journalistes qui la lui demandaient, souvent avec insistance, il se dérobait, et en souriant, se justifiait : « J’aurais l’impression de voir ma mort. » Le philosophe Ruwen Ogien est mort, ce jeudi 4 mai 2017.
De doctes personnes analyseront l’œuvre (une trentaine d’essais en une trentaine d’années) de ce directeur de recherche au CNRS, membre du laboratoire La République des savoirs (ENS/CNRS/Collège de France), dont les travaux portaient notamment sur la philosophie morale. Il travaillait sur l’éthique, qu’il voulait « minimale », bataillait contre la prétention de certains de ses collègues à ériger des manuels de savoir-vivre, à dicter des codes de bonnes conduites (qui peut aller de la façon d’aimer à celle de se vêtir), et plaidait pour une morale dont le principal souci est d’éviter simplement de nuire à autrui.
De Ruwen Ogien, je me souviendrai pour ma part à jamais du regard gourmand de ces adolescents lorsque Ruwen arrivait quelque part. Ils savaient sa façon de leur raconter des histoires en forme de « courtes questions de philosophie morale expérimentale » :
Ainsi, « le dilemme du témoin » :
« Vous vous baladez le long de la voie d’un tramway quand vous comprenez que le conducteur de la locomotive qui fonce à toute allure a perdu connaissance. Vous voyez cinq traminots piégés sur la voie, qui seront inévitablement écrasés. Que faire ? Par chance, il y a tout près de vous un levier d’aiguillage. Si vous l’activez, le tramway sera envoyé vers une voie secondaire. Mais, manque de chance, un autre traminot travaille sur cette voie. Si vous actionnez l’aiguillage, le traminot sera inévitablement tué.
Vous êtes donc confronté au dilemme suivant : ne pas intervenir et laisser cinq traminots se faire écraser sur la voie principale ou intervenir en actionnant le levier d’aiguillage et causer la mort du traminot sur la voie secondaire. Vous est-il moralement permis d’actionner le levier ? »
Entre les rires face à une situation aussi improbable, les arguments fusaient : faut-il laisser faire le hasard ? Avons-nous le choix ? une responsabilité ? Une vie vaut-elle moins que cinq ? Chacun expérimentait ses arguments, son raisonnement, son intelligence, sa liberté.
Avec le doux humour dont il ne se départait jamais, quand le débat s’apaisait, Ruwen proposait alors une variante :
« Vous vous trouvez sur un pont, quand vous voyez sur la voie en contrebas, un tramway foncer à toute allure, et de l’autre côté du pont, cinq traminots qui travaillent sur les rails. Vous comprenez immédiatement que le tramway ne pourra pas s’arrêter. Mais vous avez assez de connaissance en physique pour savoir que si un objet massif était jeté à ce moment là sur la voie, le tramway s’arrêterait immédiatement. Or un gros homme, qui semble avoir le volume et le poids nécessaires, se trouve justement sur le pont, tout près de vous. Il est penché sur le parapet. Il attend pour voir passer le tram sans se douter de rien. Il suffirait d’une légère poussée sur le gros homme pour le faire basculer sur la voie. Vous est-il moralement permis de le faire ? »
Ceux qui argumentaient précédemment qu’une vie valait moins que cinq soudain étaient déstabilisés. Ce n’est pas la même chose de pousser un levier ou un homme, même si, in fine, le décompte est le même. L’argument peut-il avoir force de principe ? L’émotion peut-elle agir contre la raison ?
Jamais Ruwen ne leur apportait de réponse. Comme un Socrate ou un Candide de notre temps, ils les laissaient éprouver leurs certitudes, évaluer leurs doutes. Sans qu’ils le sachent, il les laissait accueillir les raisonnements d’Emmanuel Kant, Jeremy Bentham, John Rawls, John Stuart Mill… ou ceux de Judith Jarvis Thomson à laquelle il empruntait ce dilemme, repris avec autant d’ingénuité et autrement plus de force d’analyse dans son essai L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (éd. Grasset, 2011). Certains de ces adolescents en ont lu ensuite des passages, proprement époustouflés par la profondeur de la pensée de ce qui leur semblait n’être qu’un jeu.
Essayiste, Ruwen Ogien était ainsi : venu à la philosophie après avoir été formé à l’anthropologie sociale (après un passage par le dessin et la caricature qui lui avait donné le surnom de Dougie, ainsi que l’appelait tous ses fidèles amis), il avait l’élégance de laisser cheminer sa pensée, que chacun pouvait faire sienne ou amender, en précisant les références, les divergences, les écoles et leurs conflits en simples notes de bas de page. Bien loin des professeurs qui imposent d’abord de connaître l’histoire de la philosophie avant de s’octroyer le droit de penser.
Il traquait ainsi tous les arguments paternalistes, qui, bien souvent au nom de la position sociale de celui qui les profère, entendent décider « pour son bien » à la place d’un autre. Un autre plus jeune, moins instruit, plus pauvre… dont l’opinion ne compte finalement pas.
Pour Ruwen Ogien, si tant est que chacun ait réellement le choix, chacun est libre d’organiser sa vie comme il l’entend, sans que l’État ait la prétention d’élever moralement les uns et les autres (L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, 336 pages, 2013). D’où la défense de la prostitution (La Panique morale, Grasset, 2004), de la consommation de drogue, du suicide assisté, de la gestation pour autrui (Le Corps et l’argent, Paris, La Musardine, 2010. Mon dîner chez les cannibales, Paris, Grasset, 2016)… ou sa critique de l’enseignement de la morale à l’école qui viserait en fait « à contenir, discipliner, vaincre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les “valeurs de la République” » (La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale laïque, Grasset, 2012).
Bien avant les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, bien avant cette campagne présidentielle où la dépénalisation du cannabis et toutes les formes de procréation assistée sont devenues des éléments de programme, Ruwen Ogien, grâce à une lecture féroce de l’actualité, anticipait les débats et donnait tout le contre-argumentaire à l’établissement d’une « police morale » qui voudrait donner des raisons de limiter les domaines de liberté ; tout le contre-argumentaire à l’instauration d’une « panique morale qui au lieu d’aider à calmer nos appréhensions injustifiés face à tout ce qui paraît neuf ou déviant » nous interdit la réflexion.
Certains ont cru voir dans son combat pour une éthique minimale la figure de l’“idiot utile du libéralisme”, celui qui, au nom du seul principe de la liberté, ne se soucierait guère de la protection des plus faibles. C’était sans vouloir comprendre que, selon lui, « on ne devrait pouvoir interdire (…) qu’en invoquant des raisons claires et neutres d’un point de vue religieux et moral » et que son unique combat fut la défense intransigeante des principes de justice et d’égalité, particulièrement à l’égard des femmes, des immigrés, des enfants, des homosexuel.les, des transgenres…
Chez Ruwen Ogien, la philosophie était aussi une expérience sensible. Ainsi s’est-il aussi longuement penché sur le sentiment de honte, cette émotion que l’on cache, alors que nos sociétés, régies par la compétition, sont « de véritables machines à produire de la honte ». Pourquoi avons-nous honte d’être gros, d’être au chômage, d’être pauvre, d’être étranger… alors qu’on n’y est souvent pas pour grand-chose ? Comment peut-on, à l’inverse, crier haut et fort avoir « honte d’être Français », tels les manifestants de l’après 21 avril 2002 ? Quelle morale se glisse derrière ce sentiment à tête de Janus (La honte est-elle immorale ?, Bayard, 2002) ?
De même, son dernier essai (Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie, Albin Michel, 2017) puisait dans l’expérience de son cancer pour aiguiser sa réflexion. Le paternalisme (toujours) des soignants, le dolorisme et l’injonction à croire que « la maladie nous rend plus fort » ou à l’inverse qu’il faut s’y résigner. Tous les arguments y sont implacablement réfutés pour faire apparaître la maladie comme une comédie, avec sa mise en scène, ses rôles, ses rebondissements et toute une partition de situations qu’il lui faut apprendre pour pouvoir vivre avec, « comme un couple mal assorti ».
Cet ultime ouvrage, arraché à la souffrance et chargé d’angoisse, est pourtant celui où l’observation des mœurs est la plus féroce et la plus indulgence ; où la noirceur bataille avec l’humour ; où l’absurde s’amuse de la raison la plus implacable. Son livre le plus vivant.
Ruwen est mort. Né en Allemagne dans un camp pour personnes déplacées, il a grandi dans une famille d’origine juive polonaise où il eut pour frère le sociologue Albert Ogien. Ses parents parlaient le yiddish et il disait même lire Isaac Bashevis Singer dans sa langue originale, cette langue « qu’aiment des fantômes et que tous parlent » ainsi que l’avait déclaré l’écrivain lors de la réception de son prix Nobel de littérature. Ruwen Ogien était arrivé en France peu après sa naissance, juste après la Seconde Guerre mondiale, et c’est à l’école qu’il a appris le français. En bon « petit juif parfaitement intégré », disait-il avec malice « je suis né un 24 décembre. Ainsi, comme tous les copains d’école, je recevais plein de cadeaux pendant la période de Noël. Mais je n’en faisais aucun ! », lâchait-il dans un joli rire qui l’inscrivait d’emblée dans la lignée de Woody Allen.
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Toute la bibliographie de Ruwen Ogien est sur Wikipédia
> A lire : Un beau portrait signé Robert Maggiori, pour Libération. Un autre d’Eric Aeschimann, dans le Nouvel Observateur.
Des critiques de ses livres, dans Le Monde, les Inrockuptibles, ou dans Philosophie Magazine
Ses chroniques comme autant de réflexions sur l’actualité, dans le blog Philo de Libération.
> A écouter : sur France Culture, ses nombreux entretiens. Son intervention dans l’émission Si tu écoutes j’annule tout, de Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek (France inter).
> A voir : son intervention au cours de l’émission La grande librairie (France 5), autour de son livre Mes milles et une nuits