L’héritage politique de la psychanalyse : Pour une clinique du réel
Florent Gabarron-Garcia-Editions La Lenteur, 252 pp.
Par Robert Maggiori — 11 juillet 2018
La discipline, qui considérait à la fois l’individu et le monde qui l’entoure à sa naissance, est aujourd’hui dépolitisée, regrette Florent Gabarron-Garcia, qui remet en avant dans son ouvrage les multiples débats de l’époque.
Sigmund Freud dans son bureau, à Vienne, vers 1935.
Sigmund Freud dans son bureau, à Vienne, vers 1935. Photo Akg-images. Imagno
Pour éviter de prendre sérieusement en considération des difficultés internes, il n’est pas rare, suivant quelque pulsion paranoïde, qu’on ne se crée un ennemi extérieur, auquel on attribue tous les maux. Depuis quelques années, la psychanalyse, par exemple, ne fait, sans doute à juste titre, que dresser des contre-feux pour ralentir l’avancée, jugée dangereuse, de la médicalisation des troubles psychiques, de la pharmacologie et des sciences neurobiologiques. Est-ce que cela l’oblige à se retirer, se réfugier « bien au chaud dans des institutions », ne plus se soucier que de ses « affaires intérieures », sa clinique, ses théories, ses écoles, ses lectures de Freud ou de Lacan, et se contenter de « revêtir la souffrance psychique du manteau d’un œdipianisme livresque » ? Il est difficile de l’affirmer catégoriquement. Ce qui est patent, en revanche, c’est qu’elle est moins présente dans le champ social, comme si elle s’était « dépolitisée » et, centrée sur le psychisme individuel, ne « voulait rien savoir, ou presque, de la violence du monde actuel », trahissant ainsi les motivations qui étaient à son origine. C’est l’hypothèse qu’explore Florent Gabarron-Garcia dans l’Héritage politique de la psychanalyse - en reconstruisant justement l’« histoire populaire de la psychanalyse » et en creusant le sillon ouvert, entre autres, par Wilhelm Reich, ou le travail de Deleuze et Guattari.
La question de l’émancipation est au cœur de la psychanalyse, dont la principale tâche est de défaire les « nœuds » d’angoisse qui emprisonnent le sujet. Mais nul n’est seul au monde. Les facteurs de névrose tiennent souvent à autrui, et aux événements socio-économiques qui ont des conséquences, abîment parfois, la vie de chacun. Si on introduisait, comme Freud le fait dans Psychologie des masses et analyse du moi, la notion d’aliénation, il apparaîtrait à l’évidence qu’elle ne peut être vaincue que par un travail qui se fait tant au niveau de l’individualité que de la communauté.
« Justice sociale ».
En 1918, au congrès de Budapest, Freud prononce un discours sur la « psychothérapie populaire » dans lequel il lie solidement ces deux niveaux. Si les analystes, n’étant encore qu’une « poignée », sont obligés de « s’en tenir aux classes aisées », il est nécessaire de créer « quelque organisation nouvelle » qui en augmente le nombre afin qu’ils puissent s’occuper d’une « multitude de gens qui souffrent intensément de leurs névroses » : ainsi, dit-il, « la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique ». A partir de ce « souci de justice sociale », se créent maintes institutions, entre autres la Policlinique de Berlin (avec le « i » de « polis », signifiant « le politique, la cité et l’aide à une population démunie »), l’Ambulatorium de Vienne, où exerce Wilhelm Reich, et les autres établissements gratuits qui ouvriront à Londres, Budapest, Trieste, Moscou… La plupart des analystes d’alors « étaient engagés dans des mouvements politiques de gauche ».
Parmi les premiers membres du cercle freudien, Reich, auteur de la Fonction de l’orgasme, considère que l’origine des névroses est dans la misère, tant sociale et économique que sexuelle : il est membre du Parti communiste allemand. Sándor Ferenczi soutient la révolution hongroise, avant de se rapprocher du socialisme de Karl Polanyi, et est lié au philosophe marxiste György Lukács, très actif durant la « révolution des conseils ». Hélène Deutsch est proche de Rosa Luxembourg, Otto Fenichel, Max Eitingon, Siegfried Bernfeld, qui sont sur des positions « prolétariennes », Erich Fromm défend un « freudo-marxisme » et joue le rôle de médiateur entre l’Institut psychanalytique de Francfort et l’Institut de recherches sociales (le « café Marx ») fondé par Horkheimer et Adorno…
Florent Gabarron-Garcia décrit cette préhistoire, en grande partie nourrie de « la critique politique et des débats autour des révolutions qui secouaient toute l’Europe », mais dont l’enthousiasme émancipatoire se brisera sur les murs du nazisme, du stalinisme et du fascisme. Son propos est de montrer que la dynamique initiale qui a poussé la psychanalyse à tenir ensemble la question de l’accès de l’individu à son désir, visant sa « libération » particulière, et celle de l’émancipation collective, visant la justice sociale, n’est qu’« endormie ». Elle s’est déjà réveillée dans certains contextes : Gabarron-Garcia cite le réseau « alternative à la psychiatrie » (Mony Elkaïm, Félix Guattari, Robert Castel…), l’« anti-psychiatrie » de David Cooper, Ronald Laing et Franco Basaglia, et remonte à la « clinique inspirée de la psychanalyse et du marxisme » née pendant la résistance à l’hôpital de Saint-Alban, laquelle va « influencer la psychanalyse française de l’après-guerre sous la forme d’un "mouvement" qui se donnera postérieurement le nom de "psychychothérapie institutionnelle" ». Mais elle représente aussi une « psychanalyse à venir », capable de faire que « la fatalité de la domination s’inverse en désir de révolution ».
Souffle.
Pour le montrer, le psychanalyste (dont le grand-père était « membre de la commune espagnole de 1936 »), partant de son « expérience des "présentations de malades" puis de la clinique La Borde », propose de « renouer avec le débat critique et méta-psychologique engagé par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe » et, surtout, de reprendre le « dialogue souterrain, jusqu’alors occulté », entre cette œuvre et celle de Lacan, autour de la question du réel, afin de promouvoir « une approche matérialiste de l’inconscient ».
On aura deviné qu’il y a dans l’ouvrage de Florent Garrabon-Garcia - qui prend pour emblème la révolte des matelots du Cuirassé Potemkine - l’intention de redonner à la psychanalyse un souffle révolutionnaire, en la libérant du « psychanalysme » où jouent Œdipe et le Nom-du-Père. A l’heure où toute politique regarde vers le passé, même le plus sombre, où gagnent l’indifférence et le retrait, la peur de l’autre et les conservatismes, l’entreprise paraît plutôt salutaire, qui ne considère pas comme un « destin » que le désir soit seulement d’obéir « en conformité avec la contrainte sociale », ni que la domination et l’aliénation soient acceptées comme une routine.