De la difficulté d’être soi-même Entretien avec Marcel Gauchet Propos recueillis par Héloïse Lhérété
Revue sciences humaines
Selon Marcel Gauchet, l’individualisme contemporain a pris une nouvelle tournure au début des années 2000. L’accent porte désormais sur la quête de soi, l’expression des émotions et la recherche de la reconnaissance.
Dans l’un de vos articles célèbres, Essai de psychologie contemporaine (1998), vous analysiez l’émergence d’un « nouvel âge de la personnalité ». Maintenez-vous cette thèse ?
Si je réécrivais ce texte aujourd’hui, il serait plus radical encore. Je crois en effet que nous avons affaire à une révolution anthropologique. Tout a changé : notre identité personnelle, notre rapport au corps, notre rapport aux autres et la façon dont nous nous inscrivons dans la société. (…) Plusieurs éléments ont rendu cette mutation possible. Il y a tout d’abord eu la transformation des conditions de procréation et de naissance, qui a complètement modifié l’entrée dans le monde des êtres. Les évolutions démographiques ont également conduit à un bouleversement dans les âges de la vie, et par conséquent à une transformation des perspectives existentielles de chacun : on construit sa vie différemment selon qu’elle dure 50 ou 80 ans. Il s’est ensuite produit une révolution fondamentale des rapports entre les sexes, qui a affecté la manière dont chacun se représente soi-même et compose avec l’autre. Enfin, il s’est créé un type d’autoidentification des êtres par leur statut de droit, ce qui me paraît une donnée complètement nouvelle. Toutes les sociétés définissaient les personnes, fondamentalement, par l’extérieur. Elles disaient : « Tu es toi, mais ton identité t’est d’abord donnée par le fait que tu sois d’une famille, d’un pays, d’un monde… » Or ce mode de définition, par l’extérieur, a pris fin. À partir du moment où la société se définit comme une collection d’individus individués, chacun devient, de droit, un individu existant pour soi-même. Ces éléments ont concouru à l’émergence d’un nouveau type d’être, avec de nouvelles façons d’assumer son identité et ses liens aux autres.
L’individu semble au centre de nos sociétés démocratiques. Il n’a jamais été tant valorisé qu’aujourd’hui…
L’individu est la valeur absolue. Ou du moins, il est la clé d’entrée dans le monde des valeurs. Il en est la source, le foyer vivant. Nous sommes passés de l’ère de l’objectivité des valeurs – la patrie, Dieu, etc. – à la définition des valeurs comme ce qui vaut pour les individus. Cette montée en puissance de l’individu engendre d’ailleurs de redoutables problèmes. Car il revient à l’individu de choisir qui il est et ce qui compte pour lui. Son identité, il doit se la fabriquer, se la constituer. Tandis qu’autrefois elle était assignée dès la naissance, elle devient quelque chose que chacun est incité à inventer. Or, si les individus sont tous égaux en principe face à ce droit d’« être soi-même », ils sont en réalité inégaux dans leur capacité de choisir leur vie et de se construire personnellement. Cela commence dès l’enfance et ne fait que croître dans la vie sociale réelle. Ce n’est pas une petite affaire. Je considère que c’est la racine de l’inégalité dans notre société.
L’émancipation des femmes fait partie des grandes conquêtes démocratiques. Leur irruption dans l’espace public change-elle quelque chose à nos façons de vivre ensemble, voire de nous gouverner nous-même ?
Il s’agit, à mes yeux, du plus grand changement de la scène contemporaine, car il a une implication anthropologique fondamentale : derrière l’assujettissement des femmes se cachait le primat de l’organisation de la société en vue de sa reproduction, tel qu’il s’imprimait dans les règles de parenté. Désormais, l’humanité n’est plus organisée par cette contrainte. Hommes et femmes sont désormais égaux, alors que l’humanité, depuis qu’on la connaît, s’est toujours pensée dans l’inégalité de nature. La différence biologique existe, naturellement, mais elle devient secondaire dans la définition des êtres. Le fait que je sois homme et vous femme ne compte pas dans ce que nous sommes et ce que nous échangeons. Cette situation produit un univers social totalement nouveau. Nous assistons à une neutralisation de la sexualité dans la vie sociale, voire à une désexualisation symbolique… En même temps qu’émergent des phénomènes déroutants comme l’explosion planétaire de la pornographie.
Il existe une mauvaise manière de poser le problème, qui est de regarder uniquement la situation des femmes. En réalité, c’est un système de rôles – le masculin et le féminin – qui change. Les deux changent ensemble. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment le système se transforme et transforme aussi bien les femmes que les hommes.