L’« happycratie » ou la dictature du bonheur
On le cultive, on le théorise, on en fait un business, des livres, des cours… Il est même le nouveau carburant de la productivité. En société et au travail, le bonheur est devenu une injonction. Par Nicolas Santolaria Publié le 24 août 2018
Signe de votre « intelligence émotionnelle », le bonheur est censé être extériorisé. Sinon il n’a aucune valeur… MARTIN BARRAUD / OJO IMAGES / GRAPHIC OBSESSION
La présence de plus en plus fréquente de crocodiles Haribo sur votre lieu de travail ne doit pas être prise à la légère. Loin de se réduire à un simple élément de décor, ces sauriens multicolores sont la manifestation tangible d’une nouvelle forme de gouvernement des conduites centrée sur les émotions positives. Dans Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Premier Parallèle, 260 p., 21 €), le docteur en psychologie Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz décryptent cette nouvelle obsession venue d’outre-Atlantique qui, selon eux, balafrerait nos existences d’un sourire de plus en plus obligé. « Kratia en grec, c’est le pouvoir. Happycratie, c’est le pouvoir par l’injonction au bonheur », résume Eva Illouz.
Une nouvelle idée fixe
Aujourd’hui, cette invitation est partout, empreinte de la même sollicitude envahissante que celle de l’ami qui a entrepris de vous tirer énergiquement de votre dépression chronique, alors que vous vous en accommodiez fort bien. En 2013, le titre Happy, du chanteur américain Pharrell Williams, véritable hit planétaire, offrait une bande-son survitaminée à cette nouvelle idée fixe. A moi le bonheur ! L’art de rayonner de l’intérieur (Larousse, 283 p., 16,95 €), 50 activités pour un enfant heureux (De Boeck, à paraître en octobre), Le Bonheur sans illusions (Flammarion, 2017), Les tout petits bonheurs (Larousse, 168 p., 15 €), Journal intime d’un touriste du bonheur (La Martinière, 288 p., 16,90 €) : encombrant les présentoirs, les livres de développement personnel, censés nous aider à mieux vivre, sont quant à eux un genre florissant.
Activement investi dans la chasse aux perturbations du mental, l’ancien avocat d’affaires Jonathan Lehmann s’est lui aussi positionné sur ce front incandescent, proposant à ses 177 000 followers Facebook des méditations guidées, « Les Antisèches du bonheur ». Après tout, se dit-on, quel problème y a-t-il à vouloir être heureux ?