Vitrines aguicheuses, cadeaux inutiles, sapins clignotants… Comment une fête du lien familial et social dérape-t-elle vers la consommation jusqu’à l’excès ?
Anthropologie des orgies de fin d’année
Déambulant dans les rues de Paris, des réfugiés de Calais, pris en charge par des associations, ne comprennent rien. Des trottoirs pleins de gens pressés, croulant sous les paquets devant des devantures aguicheuses comme le palais d’un sultan. Se faisant expliquer le potlatch auquel se livrent les pays riches, ils s’étonnent de voir cette corvée prendre des formes inédites dans l’espace public. Ici, des animaux empaillés dans de la neige artificielle, là, une vitrine de poupées au milieu d’arbres en chocolat poudrés d’or, plus loin des objets métalliques indéfinissables jetés autour d’un vieux terminal téléphonique noir sous un sapin clignotant. Ahurissants décors de villes soudainement méconnaissables que certains puristes fuient comme des orgies romaines qui auraient dégénéré.
Et pourtant, ces vitrines semblent bien nécessaires pour étaler tous ces objets ayant pris le statut de cadeau, que l’étymologie définit comme « chose inutile ». Voire ! Pour les anthropologues, ce sont des messages aux codes aussi complexes que des paroles difficiles à dire. Au Japon, où le peuple, volontiers fêtard, n’est pas bavard, les cadeaux sont comme une deuxième langue faite de signes qui soudent la société avec des occasions d’échanges très nombreuses. Une industrie du cadeau se charge de toutes les corvées inhérentes à leur transmission. La France, elle, renouvelle le rite par étapes calendaires en fixant des statuts (amoureux de la Saint-Valentin, parents au printemps, citoyens au 14 Juillet, enfants en décembre) ou des objets à offrir (fleurs, chocolats, livres, vêtements). Comme le Japon, elle analyse le degré de proximité avec le destinataire, les enjeux et la valeur du bien à offrir, le tout enkysté dans des codes complexes et savants comme ce fut le cas au Japon au temps des castes de l’ère Meiji. Le tout est de trouver des modes de réassurance communautaire pour souder les sociétés et de relier des individus par une fine gestion et interprétation de la distance. Lorsque les cadeaux ne plaisent pas, ce qui est souvent le cas, un signal est donné : on ne se voit pas tel qu’on est vu ou qu’on croit être.
La complexité des messages est telle qu’on ne voit pas qu’ils obéissent à des invariants universels. Les récits (religieux ou non), le chant, la danse et les nourritures absorbent l’essentiel de ces messages grâce à leur capacité à en varier les modalités à l’infini. Au Mexique et en Colombie, on peut banqueter pendant neuf jours avant Noël, l’ambiance étant prolongée jusqu’au 6 janvier avec la fête des Mages. En Chine, le maoïsme n’a pas tout à fait éteint le 25 décembre qu’ont apporté les Européens, et on fait surtout les soldes dans des rues très décorées en attendant le nouvel an chinois. Alors qu’en Inde, où les manguiers sont décorés (à l’anglaise) de boules et les bambous lestés de cadeaux pour les enfants, on festoie souvent la nuit autour d’un feu d’artifice municipal. Tous les pays en contact culturel avec l’Allemagne ont adopté le rite du sapin, arbre médiéval du Paradis et de la bûche promue par les protestants : Argentine, Cameroun, Turquie… Au Japon, le 25 décembre, jour non férié, est marqué par des messages romantiques aux amoureux et des cadeaux dans le lit des enfants. Tout le continent africain est, lui aussi, saisi par les fêtes et les festins.
Derrière cette agitation que n’aurait pas manqué de dénoncer Pascal, on critique le matérialisme des fêtes dès l’époque romaine. Aux saturnales, on ornait les maisons de branchages, on s’offrait du miel, des figues, et l’anthropologue Nadine Cretin y voit comme une figure des douceurs qu’on se souhaite. Mais Ovide se plaint déjà des cadeaux d’argent qui remplacent ces étrennes. En somme, toutes les époques engendrent leur contestation d’une fête du lien familial et social qui dérape vers la consommation jusqu’à l’excès. Car les humains sont des êtres moraux. Pour Nietzsche, il y a une exubérance de la bonté qui ressemble à de la méchanceté. C’est dire.
Gilles Fumey Géographe