Désubjectivation versus besoin de parole Albert Ciccone
Propos absolument lumineux, court mais efficace.
Psychologuesenresistance
La place des psychologues n’a jamais été aussi évidente (1). La crise sanitaire a mis à jour, s’il en était besoin, leur importance. Le besoin de parole et d’écoute n’a jamais été aussi manifeste. Une série télévisée (En thérapie) portant sur ce thème bat tous les scores d’audience. Les cabinets de psychologues libéraux n’ont jamais été aussi saturés. Le besoin de parler, d’être écouté, même à distance, en visio, est considérable.
Et pourtant les pouvoirs publics continuent inlassablement leur entreprise d’empêchement de la parole, de la pensée, leur entreprise de décervelage et de désubjectivation. Les psychologues doivent être contraints, contrôlés, assujettis, paramédicalisés, réduits à un technicisme subordonné à une idéologie positiviste, scientiste, déshumanisante. Et de plus rétribués d’une manière scandaleuse.
Ce rouleau compresseur désubjectivant sévit partout dans l’espace social. La maltraitance des psychologues n’en est qu’une illustration, un symptôme. Le discours scientiste au service du pouvoir médical et du pouvoir médiatique colonise l’ensemble du champ social. Les « experts » convoqués par les pouvoirs publics pour en être les porte-paroles ne sont experts qu’à la condition d’adhérer à ce discours dominant et de le reproduire, de le diffuser partout où cela est possible. Et notamment dans le champ de la santé mentale.
Ce ne sont pas les scientifiques, les chercheurs qui sont en cause. Ils sont bien souvent beaucoup plus humbles quant à la portée de leurs découvertes ou de leurs propositions que ne le sont ceux qui utilisent leurs recherches et leur font dire beaucoup plus que ce qu’elles disent. Ce ne sont pas les scientifiques qui sont en cause, mais ce que le discours social fait de leur science. Si un expert apparaît en blouse blanche, si de plus son titre contient le terme « neuro », et si son discours est compatible avec l’idéologie dominante, il est alors supposé dire le vrai et utilisé pour dicter les « bonnes pratiques ».
Un exemple. Une émission de radio est consacrée aux violences faites aux enfants, il est question des sanctions physiques, de la « fessée »... Un psy quelconque qui a l’habitude d’écouter des enfants essaie d’expliquer que la violence est traumatique et que les traumatismes dans l’enfance ont des effets sur le développement de la personnalité, sur la vie subjective, émotionnelle... Il est traité avec peu d’égard par le journaliste. Puis un biologiste, qui n’a probablement jamais vu un enfant en souffrance, explique que les études scientifiques prouvent que les traumatismes laissent des traces dans le cerveau... Tout d’un coup cela devient sérieux, puisque ça concerne le cerveau. Le journaliste s’enthousiasme, s’emballe pour dire qu’il faut alors interdire la fessée ! Mais il n’entend pas que les deux invités disent exactement la même chose. « Les traces dans le cerveau » n’est que la version neurobiologique des « traces dans la subjectivité », qui n’est que la version psychologique des « traces dans le cerveau », etc. ! Mais l’une des formulations est compatible avec les valeurs du discours dominant, l’autre non.
Autre exemple. Une émission télévisée parle de l’adolescence, et un scientifique, un vrai, c’est-à-dire un « neuro »-scientifique, explique, expérimentations à l’appui, que les adolescents ont le cerveau plus immature que les adultes – ce qui est un vrai scoop –, notamment leur cortex frontal, siège de la raison, est plus immature, et que leur cerveau agit et fonctionne davantage au niveau du centre qui s’occupe des émotions, c’est pourquoi les adolescents prennent des risques inconsidérés, se mettent en danger ou n’ont pas peur du danger. Autrement dit, nous ne sommes pas un sujet qui se développe, qui mature avec l’expérience, et qui agit avec les moyens qu’il a, avec le cerveau et les neurones à sa disposition, lesquels évoluent et se complexifient aussi avec l’expérience, mais c’est notre cerveau qui décide des actions que nous menons. Notre cerveau est là, à côté de nous, et nous obéissons à notre cerveau. Nous ne sommes que la somme de nos compétences cérébrales et comportementales. C’est cela la désubjectivation.
Les exemples peuvent se multiplier. C’est cette même logique qui envahit le champ du travail. Nous ne sommes plus des professionnels qui exerçons une profession, nous ne formons plus des professionnels, nous sommes une somme de compétences, nous formons des sacs de compétences. Les professions, celle de psychologue parmi d’autres, sont réduites à une somme de compétences. La déprofessionnalisation va de pair avec la désubjectivation.
Et c’est cette même logique, celle du rouleau compresseur de la désubjectivation, qui préside aux mesures accablantes qui visent les psychologues. La santé mentale est une affaire aussi de « sciences humaines ». La psychologie doit rester une science humaine, doit conserver son humanité, et doit s’opposer aux tentatives répétées de la réduire à une technique au service d’une idéologie du soin. Idéologie, encore une fois, positiviste, techniciste et désubjectivante – pour laquelle on ne soigne pas des sujets, mais des cerveaux.
Et les universités doivent veiller à maintenir, à garantir non seulement la pluralité des approches, mais l’humanité de la psychologie.
Heureusement, rien ne pourra écraser et faire taire le besoin de parole, le besoin d’être écouté et entendu dans sa singularité et sa subjectivité.
1. L’auteur est psychologue, psychanalyste, professeur de psychopathologie et psychologie clinique à l’université Lyon 2, SIUEERPP
Paru dans Lacan Quotidien 930 : https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/06/LQ-930.pdf